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The Triangle
9 juin 2011

Poetry de Lee Changdong

19482755

 

Traiter d’une émotion pure et sincère au cinéma fait marcher les réalisateurs sur la berge d’un précipice, celui de l’échec, et le premier indice qui m’amène à pousser le pauvre bonhomme par-dessus bord, c’est l’utilisation lourd-dingue des violons et d’acteurs pleurant et reniflant (avouons que le nez qui coule c’est un must de l’acteur dévoué qui n’a peur de rien). Alors comment réussir à traiter de l’émotion avec dignité et permettre au spectateur de rentrer dans le drame d’une vie sans avoir l’impression qu’on se moque de lui, et pire encore, de la réalité de ces émotions travesties et prostituées ? C’est un pari difficile, personne ne le nie. Et c’est cette délicate subtilité que parvient à saisir Lee Changdong, réalisateur sud-coréen, dans Poetry.

Ce film suit un moment de vie d’une grand-mère-courage qui affronte à la fois la nouvelle de son Alzheimer naissant et celle du suicide d’une jeune fille. Le film commence avec un mouvement de caméra très lent au dessus d’un fleuve, et l’on passe ainsi, très doucement, de l’obscurité à la lumière, du haut vers le bas, comme un regard qui s’éveille au monde et vient se poser, plein d’humilité, sur un drame indicible. Comme le dit Balzac « Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie ». Des enfants jouent sur le rivage, et une ombre, une masse, apparait dans le lointain du fleuve pour venir les rejoindre sur la berge. Premier signe d’une délicatesse qui se confirmera : la jeune fille flotte sur le ventre, et l’on ne voit pas la figure de la noyée. Nous sommes transportés sans commentaire, ni hurlement, ni pleurs des enfants, vers l’hôpital ou la protagoniste attend son tour pour une visite médicale. Première confrontation au drame : la mère, dehors, erre en pleurant en demandant à l’esprit de sa fille pourquoi elle est partie. Mais on reste loin d’elle, de même que ces spectateurs qui l’observent, de même que la grand-mère qui la contourne en la fixant à distance. C’est un drame terrible et touchant, et la vieille dame continue son chemin, perturbée par cette vision tragique de la pleureuse en deuil. Déjà elle se sent concernée et pose des questions aux uns et aux autres.

Nous avons en parallèle ces cours de poésie qu’elle suit avec assiduité. Toujours ce regard un peu rêveur, un peu interrogateur. Elle ne cesse de répéter à qui le lui demande que, selon sa fille, elle a des dispositions pour la poésie, car elle adore les fleurs et raconte des choses bizarres. Personnage touchant, comme lorsqu’elle regarde une pomme avec concentration, de la même façon qu’elle l’a vu en cours, puis finit par prendre un couteau, l’éplucher et en manger un morceau « Une pomme c’est fait pour manger, pas pour regarder ». Simplicité étonnante. L’actrice est d’ailleurs extraordinaire. Elle cherche constamment l’inspiration, et demande toujours quel est le secret de cette étincelle qui lui permettrait enfin de composer son poème. Elle la cherche partout dans la nature, dans les fleurs, les arbres, les fruits. Quand elle cherche ses mots, car la première étape de l’effacement de sa mémoire est la perte des noms, elle le fait avec naïveté et candeur. Elle cache à tous son handicap naissant. C’est une image de la dignité vivante. Même dans un moment du film que je ne dévoilerai pas mais qui est suffisamment choquant pour qu’on le reconnaisse, elle garde la dignité d’une princesse projetée à soixante cinq ans. 

Vient le drame lorsqu’elle apprend la responsabilité du petit fils qu’elle élève dans le suicide de la jeune fille. Une histoire de viol collectif. Son sourire disparait. Les autres parents, tous des hommes, sont des personnages grossiers qui ne cessent de proférer des paroles choquantes quant à la mémoire de la jeune fille suicidée. Ils veulent conclure un arrangement financier avec la mère de la victime pour qu’elle ne porte pas plainte contre leurs fils. Seulement voilà, où est la justice ? Dilemme profond : protéger son petit fils, jeune garçon vulgaire et immature, ou rendre justice à cette enfant ? Elle devient ainsi obsédée par la jeune suicidée. Elle se sent responsable mais semble aussi s’identifier. Scène forte lorsqu’elle arrive à la messe en son honneur. Des jeunes filles se mettent à la fixer et elle s’enfuit, volant au passage son portrait. Elle le posera plus tard sur la table à manger, cherchant à forcer son petit fils à ressentir la responsabilité du drame qu’il a provoqué. Elle cherche les traces  de la jeune victime à son école, sur le pont d’où elle s’est jetée, puis chez elle. Mais elle sent aussi sa propre responsabilité envers son petit fils quand les autres la poussent de plus en plus violemment à donner l’argent qu’elle doit pour dédommager la famille.

A la fin du film, après la résolution du dilemme dont je ne dirai rien, elle disparait, comme si elle n’osait plus se montrer, telle la dernière humilité du personnage qui a gardé la caméra trop longtemps. Place aux mots. La fin rassemble ainsi les deux fils conducteurs en un seul. Le poème qu’elle a finalement réussi à composer est lu sans sa présence. Elle a finalement trouvé l’inspiration en elle-même et c’est sa voix qui le récite. C’est « la chanson d’Agnes » (nom de la jeune fille suicidée). On parcourt la ville, les champs et cette nature devant laquelle elle ne cessait de s’émerveiller tout au long du film. C’est un hymne à la vie qui est repris par la voix d’une jeune fille, Agnes, bien sûr. Enfin, on voit son visage, souriant, vivant, quand au début on n’y avait pas droit. Le film lui a redonné vie. Il lui a redonné le sourire dans le respect de sa mémoire. Et la caméra redescend lentement vers l’eau du fleuve et vers l’obscurité d’où elle était sortie au début du film.

    

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Commentaires
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  • Le jour, Madame Armande, Madame Colette et Madame Maude sont des femmes de cinéma. Elles regardent des films et viennent les encenser ou les houspiller ici. Ce qu'elles sont la nuit ? Ça, c'est une autre histoire.
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